VI

Le harem. - Son r�gime int�rieur. - Histoire de la favorite A�cha. - Meurtre de son fr�re.


El hadj Ahmed ne se contentait pas de d�valiser et de piller les maisons de ses sujets, il leur enlevait aussi leurs filles et leurs femmes.
Les quatre �pouses l�gitimes que lui accordait la loi musulmane et les esclaves amen�es d'Orient et achet�es parfois tr�s cher � Tunis ou m�me � Alexandrie ne suffisaient point � sa vanit�. Les femmes ou les filles dont la beaut� lui �tait signal�e �taient arrach�es � leurs familles et conduites � son palais.
En s'�loignant de Constantine, quelque temps avant le si�ge, il n'avait emmen� avec lui que ses femmes l�gitimes, les autres �taient rest�es au harem, et avec elles, par cons�quent, tous les tissus et objets d'approvisionnement destin�s � leur usage; les magasins du palais en regorgeaient, et de l� provenaient, pour le dire en passant, les belles couvertures de laine et effets de literie qui furent d'un si grand secours aux nombreux br�l�s et aux nombreux bless�s de l'arm�e exp�ditionnaire.
Une galerie du palais"Le palais ou s�rail que nous visit�mes, dit un officier (1), deux ou trois jours apr�s notre entr�e dans la ville, �tait une vaste maison mauresque ouvrant dans l'int�rieur du palais; les appartements en �taient g�n�ralement sombres et la plupart communiquaient les uns dans les autres.
"Leur ameublement, loin d'�tre somptueux, �tait fort simple; il consistait surtout en tapis, matelas, coussins, bahuts (2).
"Le personnel du harem se composait de trois cent quatre-vingt-cinq femmes de tous les �ges et de toutes les couleurs, depuis celle de la n�gresse jusqu'� celle de la G�orgienne ou de la Circassienne. Cette bigarrure de couleurs �tait loin d'avoir rien d'attrayant. Aucune figure riante ou seulement quelque peu gracieuse n'apparaissait dans cette agglom�ration f�minine; peut-�tre cela tenait-il aux �v�nements qui venaient de s'accomplir, ainsi qu'aux inqui�tudes qui devaient s'ensuivre au s�rail. En effet quel �tait le sort r�serv� � ses habitants ? C'�tait ce que chacune d'elles devait se demander avec inqui�tude. Plusieurs avaient des enfants, ce qui n'ajoutait pas du tout � la propret� des appartements et � la puret� de l'air, malgr� les parfums qu'on y br�lait sans cesse.
"Toutes ces femmes logeaient s�par�ment et ne pouvaient communiquer entre elles. En revanche, le soir, El hadj Ahmed se plaisait � les r�unir autour de lui dans les jardins de son palais, et � devenir le point de mire des craintives agaceries par lesquelles elles s'effor�aient d'�claircir son front soucieux. Quelquefois il se d�ridait au point de rire, de plaisanter et de jouer avec elles , � peu pr�s de la fa�on d'un chat qui fait patte de velours avec une troupe de souris. Heureuses les pauvrettes quand la griffe, dont chacune d'elles redoutait l'atteinte, ne venait pas subitement faire couler le sang et les larmes ! Dans ses acc�s de bonne humeur, Ahmed faisait servir le caf�; envoyait chercher des danseuses et improvisait des esp�ces de f�tes qui rompaient pour quelques instants la monotonie du harem. A quelques-unes de ces femmes il faisait de riches pr�sents; mais au moindre sujet de plainte il les frappait comme les autres sans piti�."
Deux ou trois fois par mois, le bey faisait sortir tout le personnel du s�rail pour en passer la revue, comme un colonel passe la revue de son r�giment.
Les femmes d�filaient alors sur deux rangs, que le bey traversait, s'arr�tant plus ou moins aupr�s de chaque femme pour s'assurer de son �tat de sant�. Cette inspection qu'accompagnait la ka�d-en-Nsa, ka�d des femmes, sorte de matrone toute-puissante dans le harem, �tait toujours suivie d'une distribution de rem�des, de v�tements, d'objets de toilette et de divers cosm�tiques, tels que parfums, essences, poudre d'antimoine et henn�.
Au nombre des femmes du harem se trouvait A�cha, qui apr�s la prise de Constantine acquit une certaine c�l�brit�. Elle �tait grande et belle et semblait avoir de vingt � vingt-quatre ans ; ses cheveux, d'un noir d'�b�ne, descendaient en bandeaux sur ses joues fra�ches et roses. Les traits de son visage, sans �tre parfaitement r�guliers, �taient d'une exquise finesse et avaient beaucoup de charme, gr�ce surtout � de grands yeux bruns que des cils longs et soyeux voilaient comme d'une gaze transparente et d'o� s'�chappait un regard � la fois imp�rieux et caressant. La physionomie d'A�cha, m�me lorsqu'elle exprimait l'effroi ou la pri�re, restait digne et imposante.
Ahmed avait distingu� cette femme et les autres esclaves lui ob�issaient comme � une reine; elle marchait l'�gale de celui auquel le bey avait confi� la garde du s�rail. Depuis elle s'est faite chr�tienne et a �pous� un Fran�ais. Son bapt�me et son mariage ont �t� c�l�br�s � Alger, au couvent du Sacr�-cœur de la baronne de Vialar, o� elle avait �t� recueillie � son arriv�e de Constantine. Elle a eu pour parrain l'�v�que d'Alger, alors Mgr Dupuch, et pour marraine une dame de Bordeaux.
A�cha ignorait son origine; elle se rappelait seulement qu'elle avait �t� prise fort jeune sur les c�tes d'Italie. C'est elle qui a racont� tous les d�tails d'int�rieur qui vont suivre.
Ahmed, quoiqu'elle e�t �t� sa favorite, avait toujours �t� pour elle un objet de haine et d'effroi. Non seulement elle fut souvent maltrait�e par lui, mais elle avait � lui reprocher le meurtre de son fr�re, enlev� comme elle par des pirates barbaresques qui avaient massacr� sa famille. Ce jeune homme, tandis que sa sœur �tait expos�e � Alexandrie au bazar des esclaves o� elle fut achet�e pour le bey de Constantine, avait �t� conduit � Alger et l� incorpor� dans la milice turque. Apr�s la conqu�te fran�aise, il fut du nombre des soldats de Hasse�n bey qui suivirent Ahmed dans la capitale de son beylik.
El hadj Ahmed beyArriv� � Constantine, il apprit, d'un ren�gat italien �tabli dans cette ville, que sa sœur, dont il n'avait pas eu de nouvelles depuis le jour de leur s�paration, �tait dans le harem du bey. Heureux de cette d�couverte, il alla aussit�t trouver Ahmed et lui demanda s'il n'avait pas pour femme une jeune Italienne enlev�e par des pirates quelques ann�es auparavant et nomm�e A�cha. A ces mots, El hadj Ahmed fron�a le sourcil. Dans leur jalousie excessive, les mahom�tans non seulement ne souffrent point qu'on voie le visage de leurs femmes, mais ils pr�tendent qu'on ignore jusqu'� leurs noms, et ressentent � l'�gal d'une injure toute indiscr�tion sur ce point d�licat. Qui donc es-tu, dit-il en toisant le jeune homme, pour m'adresser une telle question ?
- Je suis le fr�re d'A�cha, et je d�sire voir ma sœur, r�pondit le jeune janissaire.
- Comment te nommes-tu ?
- Ahmed; mais ce nom n'a pas toujours �t� le mien. Dans mon enfance on m'appelait Agostino.
- O� t'a-t-on pris ?
- A l’�le de Chio."
Sans en entendre davantage, le bey tourna le dos au jeune homme. De retour au harem, il fit appeler A�cha, et lui demanda s'il �tait vrai qu'elle e�t un fr�re.
"Sans doute, s'�cria-t-elle toute joyeuse. Oh ! mon cher Agostino, quoi ! serait-il ici ?
- Agostino, dites-vous ? Oui, un jeune homme de ce nom est ici, et pr�tend que vous �tes sa sœur; je viens de le voir.
- Que je suis heureuse ! Et moi, ne pourrai-je pas le voir aussi ?
- C'est impossible; et si vous tenez � ce que votre fr�re vive, vous lui �crirez pour l'avertir de ne plus m'offenser par l'indiscr�te demande qu'il m'a adress�e ce matin."
En vain A�cha supplia le bey, au nom de cette providence qui semblait prendre par la main les deux orphelins de Chio pour les r�unir apr�s une si longue et si cruelle s�paration, de lui permettre de serrer dans ses bras, ne f�t-ce qu'une fois, le seul parent, le seul ami qu'elle e�t au monde. Toutes ses supplications �chou�rent, moins encore contre la duret� de cœur que contre la jalousie effr�n�e d'El hadj Ahmed.
Cependant le jeune homme n'avait pas renonc� � l'esp�rance de voir sa sœur, et ne cessait de harceler imprudemment le bey pour que celui-ci le laiss�t p�n�trer aupr�s d'Aicha. Outr� du refus obstin� qui accueillait une si l�gitime demande, il se laissa un jour emporter au point d'�lever la voix en pr�sence de son redoutable beau-fr�re, et de lui reprocher hardiment l'abus qu'il faisait de sa puissance. Pour toute r�ponse, El hadj Ahmed appela un chaouch et lui ordonna de trancher la t�te du pauvre Agostino, ce qui fut ex�cut� � l'instant m�me (3).
Il n'�tait pas une seule de ses femmes qui ne ressent�t les effets et ne port�t souvent les marques de sa sauvage brutalit�. Sa m�re elle-m�me, qui lui avait donn� tant de preuves de d�vouement, et de tendresse, sa m�re, dis-je, fut un jour frapp�e rudement par ce fr�n�tique, au moment o� elle s'effor�ait de sauver la vie d'un coupable. Ce malheureux condamn� � mort avait �chapp� aux chaouchs qui le conduisaient au supplice, et, apercevant la m�re du bey, s'�tait r�fugi� pr�s d'elle.
Saisissant le bord de ses v�tements, il la supplia de le prendre sous sa protection, et s'attacha � elle comme le naufrag� � la planche de salut.
A cette vue, les chaouchs qui le suivaient de pr�s s'arr�t�rent saisis de respect. Mais El hadj Ahmed, qui accourait sur leurs pas, s'avan�a vers sa m�re et voulut lui arracher le condamn�. Celle-ci, �mue par les larmes de cet infortun�, interc�da d'abord pour lui, puis, voyant que ses pri�res �taient inutiles, elle lui dit de s'agenouiller derri�re elle et lui fit un rempart de son corps. Furieux de cette r�sistance, El hadj Ahmed se jeta comme une b�te fauve sur celle qui l'avait nourri, la frappa � coups redoubl�s, et la d�gageant violemment de l'�treinte du condamn�, prouva � celui-ci, en le livrant aux chaouchs, que nul asile n'�tait inviolable pour ceux qui avaient encouru sa col�re.
Trois n�gresses qui g�missaient de leur r�clusion au harem, ayant �t� accus�es de faire des vœux pour la mort d'El hadj Ahmed, �v�nement qui seul en effet pouvait leur rendre la libert�, celui-ci les punit de ce crime mental de la fa�on la plus horrible: il les fit saisir, garrotter et amener en sa pr�sence, tira son sabre et les coupa litt�ralement en morceaux.
Il avait si bien la conscience de la haine qu'il inspirait, que si par hasard il surprenait deux de ses femmes causant ensemble � la d�rob�e, il leur enjoignait de se s�parer sur-le-champ.
"Qu'avez-vous � dire tout bas ? s'�criait-il avec humeur; du mal de moi, sans doute. Oh! je sais que vous me d�testez; mais, croyez-moi, retenez vos langues de vip�res, ou je vous les arracherai !"

1. Le colonel Carette. (retour)
2. Sortes de malles en bois de cypr�s ou de c�dre (bois choisi pour cette destination � cause de son odeur). Les indig�nes y mettent tous leurs effets de corps. (retour)
3. M. F�lix Mornand. (retour)

 

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