VIII
Fathma. - Le Rocher du Sac. - Les
jouets de Fathma. - Galerie sup�rieure du Kiosque. - Les jardins. - Cruaut�s.
Fathma, la fille du bey, dont cette salle
des troph�es �tait autrefois le logement, nous rappelle un �pisode qui
doit �tre mentionn� comme un nouvel exemple de la barbarie des murs
d'El hadj Ahmed.
Il avait projet� de donner Fathma en mariage � un nomm� El hadj Husse�n
Tourki, qu'il avait �lev� dans cette intention � l'emploi de ka�d Aouassi.
Il apprit un jour que son futur gendre s'�tait �pris de Q�hra, jeune veuve
d'une grande beaut�.
Aussit�t il fit enlever Q�hra et ordonna de la pr�cipiter du haut du Kaf
Chekora.
Le Kaf Chekora, ou Rocher du Sac, portait aussi les noms des Trois
Pierres et de Pr�cipice de la femme adult�re. Il est situ�
� l'extr�mit� de la Kasba, � c�t� de la poudri�re. Les trois pierres qui
avaient donn� lieu � l'un de ces noms ont disparu par suite des travaux
ex�cut�s � l'arsenal de l'artillerie; mais M. Carette en a conserv� le
souvenir lugubre.
"Les trois pierres, dit-il, avaient �t� plac�es dans la Kasba, au
bord du rocher qui domine la vall�e du Roumel, en un point o� le terre-plein
de l'ancien Capitole se termine � une ar�te vive et � un escarpement �
pic de deux cents m�tres d'�l�vation, ce qui fait peu pr�s cinq fois la
hauteur de la colonne de la place Vend�me.
"Dispos�es de bout � bout, les trois pierres formaient un banc d'environ
deux m�tres de longueur et elles affleuraient exactement le bord de l'ab�me.
"Malgr� ce garde-fou qui �loignait toute esp�ce de danger, il �tait
impossible d'avancer la t�te et de plonger le regard dans cet effroyable
vide sans �prouver un vertige douloureux.
"Avant la prise de Constantine par les Fran�ais, il arrivait de temps
en temps que deux hommes s'acheminaient silencieusement vers ce lieu �
la pointe du jour. L'un portait un sac blanc d'o� s'�chappaient des sons
plaintifs, l'autre une caisse longue, form�e de trois planches et ouverte
aux deux bouts. Arriv�s devant les trois pierres, le second de ces hommes
assurait l'extr�mit� de son coffre sur celle du milieu, tandis que l'autre
y d�posait son sac; puis tous deux soulevaient lentement l'autre extr�mit�;
bient�t l'inclinaison de la planche faisait glisser le sac, qui tournoyait
dans le vide, et allait s'arr�ter � deux cents m�tres au-dessous, sur
les roches blanch�tres du Roumel. Cela fait, les deux hommes emportaient
leur caisse et tranquillement s'en retournaient chez eux. Quelques heures
apr�s, on voyait deux ou trois personnes descendre par la rampe de la
Porte neuve, s'acheminer vers le lit de la rivi�re, se diriger vers le
sac devenu muet, l'ouvrir et en extraire le corps d�figur� d'une femme
qu'ils emportaient pour lui donner la s�pulture.
"L'impression de terreur produite par ces ex�cutions a surv�cu au
pouvoir qui les ordonnait. Il y a quelques ann�es encore, les femmes de
Constantine qui descendaient dans les jardins du Roumel ne pouvaient s'emp�cher
d'�lever avec effroi leurs regards vers la Kasba, pour y chercher la place
des Trois Pierres."
La jeune Fathma �tait l'enfant g�t�e du bey et du harem; malheur � qui
n'aurait pas satisfait ses caprices ! Vers 1834, le bey envoya en Europe
un de ses mameluks nomm� S�liman, ren�gat italien, tout expr�s pour lui
faire acheter des jouets. S�liman entra plus tard � notre service dans
les spahis, o� il acquit le grade de sous-lieutenant. Voici la traduction
d'une note qu'il me fournit sur les d�tails de son voyage.
"El hadj Ahmed m'envoya d'abord � Tunis chez un juif, son correspondant,
qui me remit une somme d'argent assez consid�rable et me fit embarquer
sur un b�timent italien en partance pour Livourne. Dans cette ville, j'�tais
adress� � un autre juif, parent du pr�c�dent.
"Je commen�ai par acheter � un boucher trois �normes dogues destin�s
� la garde du harem pendant la nuit. Ces dogues me co�t�rent trois cents
francs l'un.
"Un jour que je me promenais dans les rues de Livourne, je vis un
malheureux cul-de-jatte dans une petite voiture tra�n�e par des chiens;
l'id�e me vint de faire l'acquisition de ce v�hicule pour la fille ch�rie
du bey : il me fut c�d� en effet au prix de mille francs. Dans la m�me
intention, j'achetai encore un chien sur lequel on mettait une petite
selle et qui avait �t� dress� � servir de monture � un enfant. Je fis
l'emplette d'un nombre consid�rable de joujoux, de poup�es, de bo�tes
� musique, de petits miroirs et d'objets de toilette pour les femmes.
"De Livourne, je me rendis en France. L� encore je fis une provision
de foulards, de pi�ces d'�toffes pour robes et chemises. J'achetai aussi
une grande lunette d'approche que le bey m'avait recommand� de lui procurer
pour s'en servir pendant ses exp�ditions dans le pays.
"Je me rembarquai � Livourne avec tout mon
mat�riel et ma bande de chiens et je revins � Constantine apr�s une absence
de cinq mois. El hadj Ahmed fut tr�s satisfait de toutes les curiosit�s
que je lui rapportais. La petite voiture destin�e � sa fille lui causa
surtout une joie extr�me." L'apparition de ce carrosse en miniature,
raconte A�cha (1) elle-m�me, fut
tout un �v�nement dans le harem, o� les nouveaut�s �taient rares. Les
femmes toutes joyeuses se disputaient le plaisir de prendre place pour
la promenade dans ce singulier coach-and-four, comme on dirait
au del� de la Manche. Ahmed, dans ses boutades de jovialit�, se divertissait
m�me � y faire monter quelque personnage bien grave, tel que son ministre
Ben A��a ou son khalifa Hamelaoui, lesquels n'osaient refuser, et il riait
aux larmes de la plaisante figure que faisait l'aust�re bach-hamba, ou
le g�n�ral � barbe grise emport� � toute bride par les quatre molosses
dans un �quipage d'enfant.
A c�t� de la salle des Troph�es se voit un petit salon orn� de deux jolies
colonnes torses, restaur� par nous et qui sert de salle de jeu les jours
de r�ception.
Nous
passons ensuite sur une galerie, � peu pr�s carr�e, entour�e de balustres
en bois, d�coup�s � jour et peints avec cette vari�t� de nuances que les
Orientaux savent si bien agencer pour le charme des yeux. Cette galerie
surmonte et orne la partie sup�rieure du kiosque du bey. C'est encore
un belv�d�re d'o� l'on peut embrasser d'un seul regard une partie des
jardins et des p�ristyles int�rieurs.
Le plafond, en bois de c�dre peint et sculpt�, est soutenu par plusieurs
colonnes d'une l�g�ret� remarquable, entre lesquelles sont suspendues
de grandes lanternes. Cette partie du palais � laquelle nous avons donn�
le nom de Salon d'�t�, est entour�e de divans et d'une douzaine de gros
vases � fleurs en marbre qui datent encore du temps du bey. Nous y trouvons
aussi diff�rents meubles qui rappellent l'�poque de la puissance d'El
hadj Ahmed: d'abord un immense fauteuil genre Louis XV, en bois dor�,
recouvert d'un cuir jadis rouge et dont le fond est tellement vaste que
le bey pouvait s'y asseoir ais�ment les jambes crois�es � la turque ;
puis, l'ancien koursi ou tr�ne d'El hadj Ahmed. Il �tait plac� sur une
estrade dans la Mahakma, ou salle d'audience dans laquelle le souverain
r�glait les affaires de l'�tat et rendait la justice. Quatre chaises,
�galement en bois dor� et du m�me style, accompagnent le tr�ne; c'�taient
les si�ges des hauts dignitaires qui assistaient le bey les jours de grande
r�ception.
Du salon d'�t�, on passe sur la galerie circulaire du premier �tage et
dans les appartements affect�s au logement particulier des g�n�raux. Ce
logement formait autrefois plusieurs chambres, qui ont �t� r�par�es et
am�nag�es avec soin.
Le petit salon, dans lequel on p�n�tre d'abord, est garni de portes et
de volets de fen�tres d'une ornementation remarquable.
La partie de la galerie qui se trouve du c�t� de la place s'appuie contre
le grand mur d'enceinte. Au lieu de chambres, il n'y a ici qu'une s�rie
de fausses fen�tres garnies de boiseries, servant d'armoires.
Sur l'autre partie lat�rale, en faisant le tour de la galerie, on passe
devant plusieurs chambres que l'on d�signe encore par les noms de chambre
bleue, verte ou rouge, qu'elles portaient d�j� du temps du bey. C'�taient
autant de logements que les favorites d'El hadj Ahmed habitaient en �t�.
Les am�nagements int�rieurs de toutes les chambres que nous avons visit�es
ne satisfont pas compl�tement aux convenances et aux besoins mat�riels
de la vie europ�enne; leur seul avantage est d'�tre fra�ches en �t� et
chaudes en hiver; mais, d'un autre c�t�, toutes ces portes s'ouvrant sur
une m�me galerie sont fort incommodes.
Avant
de quitter le pavillon dit du G�n�ral, jetons un dernier regard sur le
jardin des Orangers.
Au milieu se trouve la vasque retir�e de la galerie qui s'�tend devant
le kiosque; tout autour sont des arbustes couverts de fleurs, des massifs
de verdure et enfin des orangers.
Ce jardin est � peu pr�s carr�; il a vingt m�tres d'un c�t� et dix-huit
de l'autre. Le p�ristyle qui l'entoure pr�sente huit arcades sur sept.
Des banksia, des vignes vierges et des volubilis grimpent en lianes serr�es,
s'enlacent autour des colonnes du clo�tre, tapissent les ouvertures des
arcade d'un luxuriant rideau de verdure, n'y laissant p�n�trer que quelques
rayons de soleil. Sur l'emplacement occup� actuellement par la vasque,
il y avait autrefois un petit pavillon en bois, entour� de rosiers et
de jasmins, o� le bey allait s'asseoir et fumer pendant les soir�es d'�t�.
A ce moment de la journ�e, les femmes du harem par�es de leurs plus beaux
atours venaient, l'une apr�s l'autre, passer devant leur ma�tre.
Elles devaient baisser les yeux et tenir les bras crois�s sur la poitrine,
dans l'attitude la plus modeste ....
Un jour, pendant un de ces d�fil�s, l'une d'elles commit l'imprudence
bien l�g�re de cueillir une orange. El hadj Ahmed eut la barbarie de lui
faire; clouer la main au pied de l'arbre.
Comme certains ch�teaux f�odaux, le palais a des oubliettes. Leur entr�e
est dans le jardin que nous visitons. C'est un long souterrain bas et
�troit, sur lequel on a construit une galerie. Ils servait particuli�rement
de prison aux femmes dont le bey �tait m�content.
Voulant un jour divertir son harem et lui donner en m�me temps une haute
id�e de son adresse, le bey fit amener deux lions qui furent l�ch�s dans
les jardins et les cours, apr�s que toutes les portes en eurent �t� soigneusement
ferm�es. Des femmes occupaient les galeries sup�rieures, hors de port�e
des bonds prodigieux qu'auraient pu faire les b�tes f�roces. Le spectacle
commen�a par un terrible combat entre les lions et les bouledogues du
palais. Les plus acharn�s des molosses furent �charp�s en un clin d'il,
puis le bey, qui se tenait dans la partie sup�rieure, se mit � tirer sur
les lions et les tua l'un apr�s l'autre � coups de fusil.
1. M. F�lix Mornand.
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