XIII

OCCUPATION DE CONSTANTINE
PREMI�RES DISPOSITIONS PRISES

R�pondant � l'invitation du chef des colonnes, d'assaut, le g�n�rale Val�e et le duc de Nemours, suivis de leur �tat-major, p�n�tr�rent dans la ville par la br�che. Quelque pr�par�s qu'ils fussent � de pareilles sc�nes, le spectacle qu'ils eurent alors devant les yeux d�passait en horreur ce que l'imagination la plus sombre pouvait r�ver ; ce n'�taient d�bris, cadavres d�figur�s, bless�s se tordant dans les affres de l'agonie ; au milieu d'une atmosph�re �touffante de fum�e et de poussi�re, avec des relents de sang et de paille br�l�e. De partout s'�levaient des clameurs : chants de victoire, cris de douleur, impr�cations, disputes, supplications lamentations des femmes pleurant leurs morts ...
Ce fut � travers ce d�sordre que les g�n�raux atteignirent le palais. Ils prirent aussit�t les mesures les plus urgentes et en dirig�rent eux-m�mes l'ex�cution. Le premier soin fut de d�barrasser les rues des barricades et des obstacles de toute sorte l'encombrant ; on rechercha, en m�me temps, les malheureux respirant encore dans les maisons, dans les recoins, quelquefois � moiti� ensevelis sous les �boulements, et on enleva les morts.
Les bless�s, qui �taient en nombre consid�rables furent l'objet de la plus grande sollicitude. Ayant fait appeler le m�decin en chef Baudens, le g�n�ral lui dit de choisir la maison la plus belle et la plus vaste afin de les y installer. Ce fut la grande habitation de Ben A�ssa, alors situ�e dans notre rue B�raud, qui re�ut cette affectation et se vit transform�e en ambulance, bient�t trop �troite.
Le g�n�ral Rulhi�res avait �t� nomm� commandant de la place. Or, presque tous les soldats l'arm�e exp�ditionnaire, venus successivement � Constantine, contribuaient au d�sordre. Il d�cida que, provisoirement, les troupes ayant pris part � l'assaut auraient seules le droit de rester en ville les autres durent rentrer � leurs campements et des patrouilles parcoururent les quartiers pour les y contraindre.
L'ordre une fois r�tabli, on put mieux s'occuper des bless�s ; inutile d'ajouter que les indig�nes profit�rent des soins de nos m�decins, comme les autres, ce qui fit tr�s bon effet sur la population. D�fense fut faite aux soldats de p�n�trer dans les maisons particuli�res et dans les mosqu�es. Enfin, le g�n�ral fit savoir aux gens de la ville que la protection de France leur �tait acquise et que leur religion serait respect�e, � la condition qu'ils s'abstiendraient de tout acte d'hostilit�. Rassur�s, les indig�nes se m�l�rent � leurs vainqueurs et les aid�rent � d�blayer la ville.
L'enterrement des morts dura plusieurs jours, on en d�couvrait sans cesse de nouveaux, qui avaient �chapp� aux pr�c�dentes recherches et que leur d�composition r�v�lait. Les juifs, pr�pos�s � ce service, les entassaient en dehors de la porte Bab-el-Oued, en deux cat�gories, selon leur nationalit� ; on les jetait ensuite dans deux �normes fosses creus�es sur l'esplanade, mais leur nombre �tait si grand, et les fosses furent tellement remplies qu'on ne put les couvrir que d'une mince couche de terre.
En prenant possession du palais d'Ahmed Bey, qui venait � peine d'�tre termin�, on y trouva un grand nombre de femmes, — plusieurs centaines d'apr�s Mornand, — formant le personnel du s�rail. L'une d'elles, A�cha, d'origine grecque, amen�e nagu�re comme esclave, ayant joui pendant un certain temps des faveurs du ma�tre, avait conserv� sur ses compagnes un grand ascendant. Sa beaut� et une attitude fort digne, la firent entourer d'�gards que sa conduite ult�rieure ne justifia gu�re (1). Une matrone, qui avait le titre de Ca�d-en-Ne�a (des femmes), gouvernait cette communaut�. Des chambres �taient remplies d'�toffes destin�es � leur habillement. Le g�n�ral avait d'abord ordonn� de laisser ces femmes dans leurs logements ; mais il ne tarda pas � en �tre fort embarrass�. On devait finir par les envoyer chez le Moufti charg� de les rendre � leurs parents; s'il faut en croire Baudens, elles auraient �t� d�pouill�es, plus d'une m�me vendue, par ce dignitaire religieux.
Constantine avait de nombreux magasins encore remplis de vivres de toute sorte. L'Intendance en prit possession pour �viter tout gaspillage, et l'arm�e, largement pourvue, oublia dans l'abondance, ses longues privations.
Les munitions s'y trouvaient �galement en quantit� : poudre, balles, grenades, boulets, bombes, furent recueillis par les soins de l'Artillerie et l'on d�posa � l'arsenal : 63 pi�ces de canon, 12.000 kil. de poudre et environ 5.000 projectiles ; puis les habitants furent tenus de livrer leurs armes.
Enfin, le Tr�sor renfermait des sommes importantes. Une commission en fit l'inventaire et versa les fonds dans la Caisse de l'arm�e.
Berbrugger, attach�, de m�me qu'en 1836, � l'exp�dition, s'appliqua � pr�server les monuments de d�gradations inutiles. Il recueillit, en outre de nombreux ouvrages arabes et turcs qui ont form� le fond, de la pr�cieuse collection de la biblioth�que d'Alger.
Cependant, il fallait donner � la population indig�ne un repr�sentant autoris�. Le g�n�ral fit appeler M'hammed ben El Feggoun, che�kh El Islam, qui, paraissait jouir d'une grande consid�ration, afin de lui confier cette charge ; mais il refusa de s'y pr�senter, donnant pour excuse son grand �ge et sa faiblesse et envoya � sa place son fils pr�f�r�, Hammouda. C'�tait un jeune homme � l'esprit ouvert, mais port� � l'intrigue, brouillon et manquant de droiture. On le nomma Hakem ou Ca�d, v�ritable chef supr�me de la ville, en le chargeant de constituer une municipalit� indig�ne.

_______________________________

 

XIV

PR�PARATIFS DE L'�VACUATION
ARRIV�E DU PRINCE DE JOINVILLE ET DU 61e DE LIGNE
LE CHOL�RA. - D�PART DE L'ARM�E

constantine1837plus.jpg (95936 octets)Le 16 octobre, toute l'arm�e exp�ditionnaire fut pass�e en revue sur l'esplanade des squares actuels, par le duc de Nemours. Ce fut un beau spectacle que celui de ces braves, portant sur leurs visages les traces des souffrances endur�es, ou m�me ayant pris place dans le rang malgr� leurs blessures, avec leurs v�tements d�chir�s par la lutte et r�par�s de toute fa�on. Cela ne ressemblait gu�re aux brillantes parades des temps de paix ; mais l'impression n'�tait que plus saisissante.
Dans la m�me journ�e, arriva une colonne de trois mille hommes, partie de B�ne, sous le commandement du colonel Bernelle et compos�e du 61e de Ligne et d'un bataillon du 26e. Cette pr�caution avait �t� prise par le g�n�ral Damr�mont en cas d'�chec, afin que, dans sa retraite, l'arm�e rencontr�t ce renfort. Le prince de Joinville accompagnait la colonne. Malheureusement, ces troupes apport�rent avec elles le chol�ra qui se r�pandit aussit�t et fit de nombreuses victimes.
D�s le 20 octobre, l'�vacuation commen�a, par le d�part d'un corps de 1.500 hommes, emportant la d�pouille du g�n�ral Damr�mont. Une touchante c�r�monie eut lieu � cette occasion sur l'esplanade, pr�s de l'endroit o� devait s'�lever le "Tombeau des Braves" : les honneurs militaires furent rendus par les soldats � leur glorieux chef, dont le cercueil �tait envelopp� du drapeau tricolore.
Le 26, on �vacua les malades et les bless�s en �tat d'�tre transport�s, sous l'escorte d'une colonne command�e par le g�n�ral Tr�zel.
L'�pid�mie chol�rique devenant de plus en plus intense, le g�n�ral en chef h�ta l'�vacuation du reste de l'arm�e. Ce fut alors que le g�n�ral de Caraman succomba au fl�au, ainsi que beaucoup d'autres, moins heureux que leurs fr�res d'armes tomb�s en combattant.
Sur ces entrefaites, on vit arriver, (le 27), par la route qui descend d'Ain-el-Bey, une troupe d'un millier de cavaliers arabes du Sud, suivie d'un long convoi de bagages. En t�te s'avan�aient des chefs richement v�tus, montant des coursiers aux harnachements brod�s d'or. C'�tait le fameux Farhate ben Sa�d, cheikh des Arabes du Sahara, que nos soldats appel�rent, on n'a jamais su pourquoi : "le serpent du d�sert". Aupr�s de lui se trouvaient ses partisans, parmi lesquels son alli� Ahmed ben Chennouf, brillant et solide cavalier.
On fit camper tout ce monde sur la rive droite du Remel ; puis le cheikh vint pr�senter ses hommages au commandant en chef. Le g�n�ral Val�e lui reprocha assez vivement son arriv�e tardive et son absence aux deux exp�ditions qu'il avait conseill�es avec tant d'insistance, en promettant d'y prendre part avec ses guerriers.
Sans se troubler, Farhate r�pondit que, certain d'avance du succ�s des armes fran�aises, il s'�tait tenu � l'�cart par discr�tion, voulant leur en laisser toute la gloire, et enlever � El Hadj Ahmed la facult� de pr�tendre qu'il avait succomb� � une coalition. "Votre victoire, — dit-il pour conclure — va retentir jusqu'au fond du D�sert et �tendre partout la crainte de votre nom !"
Apr�s cette justification; sinon compl�te, au moins color�e et flatteuse, les nuages se dissip�rent et Farhate fut nomm� Khalifa de la France, ayant sous son autorit� toutes les r�gions travers�es par l'Ouad-Djedi. D'autres commandements furent repartis entre les chefs indig�nes qui s'�taient acquis la protection de Hammouda, et le 28, tous ces cheikhs, r�unis au palais, furent solennellement, investis et jur�rent "sur le Koran", fid�lit� au Roi et � la Nation.
Le g�n�ral Val�e se disposa alors au d�part; avec le reste de l'arm�e exp�ditionnaire. Le 29, � midi, il sortit de la ville � la t�te des troupes par Babel-Djedid. Le ca�d. Hammouda, Fahate et de nombreuses autres notabilit�s, vinrent prendre cong� du g�n�ral en chef. Ils remirent aux princes, une lettre de la population, adress�e au roi, dans laquelle les notables et les chefs protestaient leur d�vouement � la France. Puis la colonne se mit en route au milieu des vivats et acclamations.
Constantine restait sous, le commandement du colonel Bernelle, avec une garnison compos�e des troupes suivantes :
Le 61e de ligne,
Le 3e Bataillon d'Afrique,
La Compagnie franche,
2 compagnies de sapeurs, du G�nie,
2 batteries d'Artillerie,
1 escadron de Chasseurs,
1 d�tachement de Spahis.

Tous les services indispensables � la garnison y furent install�s ; quant aux troupes, on les logea, partie au Bardo et le reste en ville, dans des maisons particuli�res, sur tous les points.

Ici doit s'arr�ter le r�cit des deux si�ges de Constantine ; l'histoire de cette ville entre dans une phase nouvelle, dont la premi�re p�riode est aussi int�ressante que peu connue. Son pass� est Mort ; Cirta, 1a vieille capitale des rois berb�res, puis la m�tropole de la Conf�d�ration des quatre colonies cirt�ennes la Constantine du Bas-Empire, la Kosantina des Hafsides et des Turcs, devient le chef-lieu d'une des belles provinces de l'Afrique fran�aise.
Le second si�ge, avons-nous dit, constitue une des pages les plus glorieuses de nos annales militaires. La r�sistance, organis�e fort habilement, conduite avec une �nergie remarquable, rendait le succ�s beaucoup plus difficile qu'en 1836 ; mais on ne saurait trop admirer la vigueur avec laquelle les op�rations d'attaque furent men�es, en d�pit d'intemp�ries qui faillirent compromettre la r�ussite ; le courage, l'ardeur, la constance de tous, depuis le g�n�ral en chef jusqu'au dernier soldat.
Les pertes furent s�rieuses ; en voici le tableau officiel .

OFFICIERS :
Tu�s...............................................................19
Bless�s......................................................…..38

Total....……………………………………...57

SOUS-OFFICIERS ET SOLDATS
Tu�s.............................................................129
Bless�s.........................................................468

Total…………………………………….....597

Parmi les officiers tu�s : le g�n�ral en chef Damr�mont et son chef d'�tat-major, le g�n�ral Perr�gaux auxquels on peut ajouter le g�n�ral Caraman, mort du chol�ra.
Le colonel Combes, guerrier h�ro�que, digne des mod�les de l'antiquit� ; le commandant Serigny, le commandant Vieu, du G�nie, v�t�ran des guerres de l'Empire, et tant d'autres victimes des deux si�ges dont les noms furent donn�s � nos rues, pour perp�tuer leur souvenir.
Le 14 octobre, lendemain de la victoire, l'ordre du jour suivant avait �t� dress� � l'arm�e par son chef :

"Soldats !
Le drapeau tricolore flotte sur les murs de Constantine.
Honneur soit rendu � votre constance et � votre bravoure ! La d�fense de l'ennemi a �t� rude et opini�tre ; vos attaques ont �t� plus opini�tres encore !
L'Artillerie, par des efforts inou�s, �tant parvenue � �tablir ses batteries de br�che et � d�truire la muraille, un assaut dirig� avec beaucoup d'intelligence et ex�cut� avec la plus grande valeur, nous a enfin rendus ma�tres de la place.
Vous avez, par le succ�s, veng� la mort de vos braves camarades tomb�s � vos c�t�s et r�par� glorieusement l'�chec de l'ann�e derni�re : vous avez bien m�rit� de la France et du Roi ; ils sauront r�compenser vos efforts !
Maintenant, �pargnez la ville, respectez les propri�t�s et les habitants, et m�nagez les ressources qu'elle renferme pour les besoins futurs de l'arm�e.

Le Lieutenant-G�n�ral
commandant en chef de l'exp�dition
de Constantine,
COMTE VAL�E."

Les paroles du g�n�ral, encore empreintes des �motions de la lutte, sont vraies et dignes. Le d�sastre de la fatale exp�dition de 1836 �tait r�par� et la victoire de Constantine donnait � la France une nouvelle province. La moindre faiblesse, la plus petite h�sitation, surtout pendant les deux derni�res journ�es, auraient eu les plus fatales cons�quences et caus� un d�sastre plus grave que celui de l'ann�e pr�c�dente.
N'oublions jamais, nous qui occupons actuellement Constantine, les glorieux travaux de ceux qui ont forc� ses remparts ; conservons dans nos cœurs le souvenir de ces h�ros et que leurs noms et leurs actes soient enseign�s � nos enfants, afin qu'ils s'inspirent de leur exemple, et le transmettent aux g�n�rations suivantes, comme le symbole du patriotisme, de l'honneur et du devoir !

1. Plus tard, elle re�ut le bapt�me et fut �pous�e par un Fran�ais. (retour)

 

FIN


• • •

Typographie et lithographie L. POULET, rue de France � Constantine.

 

 

  Fermer