Constantine

(Extrait de " l’Algérie ", par MM. Les capitaines du génie Rozet et Carette. 1850.)


Il est difficile en effet d'échapper à un sentiment mêlé d'étonnement, de respect, et presque d'effroi, lorsque pour le première fois on se trouve en face de cette ville étrange, de ce nid d'aigle, comme on l'a dit souvent, qui fut la capitale de la Numidie-royaume et de la Numidie-province, et dont la conquête a été pour la domination française elle même un si puissant auxiliaire, un si utile enseignement.
La ville de Constantine dessine une espèce de parallélogramme, dont les quatre angles regardent les quatre points cardinaux. Les indigènes la comparent à un bernous déployé, et assignent à la pointe sud, occupée par la Kasba, la place du capuchon.
La face dirigée au sud-ouest est la seule partie de la ville que la nature ait rendue abordable. La face nord-ouest est bordée de rochers escarpés, terminés par un talus haut et raide. De ce côté la ville domine la vallée du Roumel, dont l’œil suit le cours jusqu'à six lieues environ.
Les deux autres faces sont couvertes par un effroyable fossé, encaissé entre deux murailles de roches à pic, dont. la hauteur moyenne est de cent dix mètres.
Cette configuration étrange, résultat de quelque grande convulsion du sol , donne à la masse rocheuse qui supporte la ville de Constantine l'aspect d'un de ces promontoires à roches vives, battu par le choc incessant des vagues. Elle justifie la dénomination de ville aérienne, que lui appliquent les écrivains arabes du moyen âge; elle explique le mot de cirta, qui signifie en phénicien taillé à pic.
C'est au fond de ce précipice que le Roumel, réuni au Bou-Merzoug, roule, de cascade en cascade, ses eaux torrentueuses. Il entre au pied de la pointe sud, et sort au pied de la pointe nord. La porte naturelle par laquelle la rivière s'engouffre dans le ravin n'a pas plus de cinq à six mètres de largeur sur une hauteur de quarante mètres. La porte de sortie présente une ouverture de quarante mètres sur une élévation presque verticale de cent soixante-dix mètres.
Parvenu à l'extrémité de son ravin, le Roumel se précipite avec un horrible fracas d'une hauteur de soixante mètres, et disparaît dans un nuage de poussière humide. Cette cataracte imposante forme un des accidents les plus remarquables du sol de l'Algérie.
Après avoir franchi la dernière cascade, le Roumel, redevenu calme, entre dans une belle vallée bordée de magnifiques jardins d'orangers, de grenadiers, de cerisiers, qu'il arrose et vivifie.
Malgré l'abîme qui l'enveloppe et, le surnom, d'aérienne, que le moyen âge lui a décerné, Constantine, ce nid d'aigle, est encore dominée par trois hauteurs, d'où la vue plonge à quelques centaines de mètres de distance sur les toits de tuiles de ses édifices. Ce sont les hauteurs du Mecid, de Setha-Mansoura et de Koudiat-Ati. Les deux premières sont séparées de la ville par le ravin; la dernière commande la seule langue de terre par où Constantine soit abordable.
Les monuments romains que l'on retrouve à Constantine sont dignes de son antique renom.
Le premier qui se, présenta aux regards de l'armée française arrivant par la. route de Bône fut l'aqueduc monumental situé au sud de la ville, à 1,200 mètres environ, un peu au-dessus du confluent du Roumel et du Bou-Merzoug. Les restes de cet édifice se composent de six arceaux en pierres de taille, dont le plus élevé n'a pas moins de vingt mètres de hauteur. Il devait recueillir les eaux des sources du Bou-Merzoug à neuf ou dix lieues de la ville et les conduire dans de vastes citernes dont on retrouve les ruines sur le sommet du Koudiat-Ati.
Sur les pentes de cette colline, et au-dessous de ces citernes, existe encore un fragment de la voie romaine qui s'étendait de Cirta à Carthage; elle est formée de grandes dalles parfaitement jointes.
Si l'on suit en se rapprochant de la ville la direction tracée par cette voie, on passe devant les débris d'un de ces édifices qui caractérisent la civilisation romaine. Il existait encore en 1840 à côté de la porte Valée, hors des remparts, un bourrelet de terre arrondi en hémicycle d'où surgissaient de distance en distance des restes informes de maçonnerie noircie par le temps. L'année suivante l'emplacement fut déblayé par l'intendance militaire, pour y faire un dépôt de bois de chauffage. Ce travail mit à découvert les restes d'un théâtre antique. La place et l'orientation de ce monument ne pouvaient être mieux choisies. Assis sur les gradins de pierres qui garnissaient l'intérieur de l'édifice, les spectateurs voyaient se dérouler devant leurs yeux, à coté de la scène, le cours capricieux du Roumel, et au-dessus les cimes bleuâtres des montagnes de Mila ; décoration imposante, dont les bords, au coucher du soleil, s'animaient de reflets rougeâtres et présentaient l'image de volcans lointains.
Un peu au-dessus du théâtre, sur les pentes dont il occupe la crête, existe un marabout connu aujourd'hui sous le nom de Sidi-Mimoun; c'est une voûte de construction romaine engagée sous le talus même qui borde le pied des remparts de la ville, à peu près à l'endroit où Ben-Aïça accomplit le 13 octobre 1837 sa périlleuse évasion. Cette voûte protège contre les éboulements une source et un bassin d'eau thermale, dont l'usage et la réputation se sont conservés jusqu'à nos Jours. Les Arabes viennent encore frileusement se baigner dans ces eaux, qu'ils regardent comme très salutaires.
Cette construction n'est pas la seule dont la jouissance se soit perpétuée durant vingt siècles. On en retrouve une autre au-dessous de Sidi-Mimoun. C'est un canal de dérivation, qui prend les eaux du Roumel dans le fond de son précipice, contourne la muraille de roches qui forme la pointe sud de la ville, et vient, en aval de la grande cataracte, mettre en mouvement des meules de moulin qui, à cette heure, alimentent encore les boulangeries de Constantine.
Nous venons de parcourir les principaux monuments romains qui se voient extérieurement à l'ouest de la ville. Cette excursion nous a conduits au pied de la pointe sud, près de l'issue du Roumel. Il semble que pour gagner la face opposée le plus court serait de suivre les bords de la rivière; mais il faudrait s'engager dans le fond du ravin, et suivre son lit de roches semé de gouffres et de cascades et assombri de distance en distance par d'immenses voûtes naturelles sous lesquelles .le fleuve disparaît. C'est un voyage qu'il serait imprudent de tenter. Le plus sûr est de remonter jusqu'à la porte Valée et de traverser la ville dans sa longueur pour aller sortir par la pointe d'El-Kantara.
Après avoir franchi le seuil de la porte Valée, ouvrage des Français, nous pouvons passer soit sous l'arc de triomphe dont l'arcade complète subsiste encore avec ses pilastres corinthiens et ses piédestaux de colonnes, soit le Tétrapylon, édifices quadrangulaires qui forment la jonction de la rue Combes et de la vue Vieux.
Enfin, après avoir descendu les pentes roides de la ville, nous voici sur le pont d'El-Kantara; là un escarpement de quarante mètres nous sépare encore du lit de la rivière. Au premier abord le pont hardi d'El-kantara semble dû entièrement à l'architecture moderne. La partie supérieure ne date en effet que du règne de Salaha-Bey, qui vers 1790 rendit à Constantine cette communication importante; mais il suffit d'abaisser les regards vers le fond du ravin pour reconnaître dans les piédroits inférieurs qui soutiennent cet imposant édifice l'élément caractéristique de l'architecture romaine, la pierre de taille.
Un autre débris de pont se voit encore dans le fond du ravin , à quelques centaines de mètres d'El-Kantara. mais il n'en reste que les deux culées adossées au rocher et quelques claveaux de la première voûte. Au-dessus, sur la plate-forme étroite et longue qui règne entre le pied du Mansoura et le bord du ravin, apparaissent encore les restes d'un cirque; on retrouve une partie des murs latéraux et du demi-cercle qui le terminait au sud.
La Kasba actuelle, décorée jadis du nom de Capitole, devait être le quartier le plus monumental de l'ancienne Cirta; c'est là que s'élevaient les temples consacrés aux divinités protectrices de la ville. Il y a quelques années les soubassements existaient encore; mais les matériaux en ont été depuis lors employés dans la construction d'une caserne et d'un hôpital.
Parmi les ruines nombreuses ensevelies sous le sol de la Kasba, les seules que les ingénieurs français aient conservées sont les citernes, si justement célèbres, dont les puissantes murailles portent aujourd'hui un édifice considérable. Elles se composaient d'au moins trente-trois bassins en béton, dont vingt-deux sont parfaitement conservés. D'autres restes de maçonnerie doivent, à en juger par les alignements des murs et la qualité des matériaux, avoir fait partie de ce réservoir colossal. S'il en était ainsi , les citernes romaines de Constantine auraient couvert jadis un hectare de terrain.
Le cadre de cette notice nous force à omettre plusieurs débris intéressants trouvés à Constantine, et en particulier la grande mosaïque découverte en amont de la ville, sur la rive gauche du Roumel; ceux de nos lecteurs qui désireraient connaître ce bel échantillon de l'art antique peuvent aisément satisfaire leur curiosité : ils n'ont qu'à se rendre au musée algérien du Louvre, où la mosaïque de Constantine a été transportée, sous la surveillance de M. le commandant de la Mare, membre de la Commission scientifique d'Algérie, avec tous les soins qu'exigeait cette opération délicate.
La population indigène de Constantine diffère par sa composition de celle des autres villes de l'Algérie; elle ne renferme qu'un très petit nombre de, Turcs et de Koulouglis, et pas de Maures; elle se compose presque exclusivement de familles arabes ou berbères, venues de presque toutes les tribus de la province, et d'israélites. Au 1er janvier 1847 elle était de 18,969 individus, dont 15,054 musulmans, 552 nègres et 3,363 israélites. Après Alger, Constantine est de beaucoup la ville la plus peuplée de l'Algérie. Quant à la population européenne , son chiffre est de 1,919 individus, dont 1,274 Français.

 

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