SOUVENIRS DE CONSTANTINE

J’ai, habité depuis ma naissance en juillet 1935 jusqu’en 1950 dans un appartement de 3 pièces au 4ème étage du 23 de la rue Jean Bernard Humbert, avant d’aller habiter ensuite avec mes parents à Bellevue, 8 rue Hally de 1950 à 1955. L’appartement de la rue Humbert donnait au nord sur la cour de l’ancien Lycée Laveran et au sud sur une grande terrasse depuis laquelle on dominait une partie de la vielle ville depuis la rue Perrégaux jusqu’au pont Sidi Rached.

La terrasse
Cette vue imprenable sur les toits de la vielle ville et sur les terrasses qui servaient de lieu de vie aux habitants, nous donnait l’occasion d’assister selon les époques et selon les saisons aux activités domestiques, quotidiennes, des habitants de Constantine. Par exemple la fabrication du couscous dans de grands plats en bois emplis de semoule que les femmes aspergeaient de gouttelettes d’eau tout en roulant le grain avec la paume des mains avant de le passer au travers de trois tamis pour obtenir trois grosseurs de grains. Ou encore le cardage de la laine des matelas, ou le battage des tapis. C’est encore sur les terrasses, pendant la guerre, que les constantinois torréfiaient des pois chiches, en guise de café, dans de petits cylindres métalliques que l’on tournait à la main au-dessus des braises contenues dans une boite métallique. Pendant la guerre c’est encore sur les terrasses qu’on élevait des poules et des lapins.

Lorsqu’il y avait une surproduction de tomates, tous les Constantinois faisaient leur concentré en étalant la purée de tomate dans de grands plateaux métalliques rectangulaires qui servaient normalement à faire cuire le pain et les pâtisseries au four du boulanger. Ces plateaux étaient ensuite exposés au soleil sur la terrasse, afin de réduire la purée de tomate pour en faire un concentré. Comme tous les habitants de la vieille ville exposaient en même temps leurs plateaux sur leur terrasse, on pouvait voir ainsi toute la vielle ville rougir sous l’effet de la sauce tomate. Une scène identique a été tournée par Guiseppe TORNATORE dans son film «CINEMA PARADISO ». On peut voir les terrasses d’un petit village de Sicile rougir de la même manière pendant la saison des tomates.

Quand la ville n’avait pas la couleur de la tomate, c’était le blanc de la neige qui lui donnait l’aspect d’une cité nordique. Pendant l’hiver 45/46 il avait dû tomber 50 cm de neige, et lorsque le toit métallique d’un entrepôt, sur la route de Sidi Mabrouk, s’est effondré sous le poids de la neige, j’ai pu assister à ce spectacle peu commun de toute une ville la pelle à la main déneigeant sous le soleil revenu les toits et les terrasses de Constantine. Malheureusement il n’y avait pas eu que le hangar qui s’était effondré sous le poids de la neige, mais aussi un grand nombre de pins du bois de la Légion d’Honneur situé entre le plateau du Mansourah et la gare des Chemins de Fer Algériens. Le froid avait été si vif cette année-là que je me souviens avoir vu des adolescents jouer au foot sur un étang en grande partie vidé et gelé de Djebel Ouache. Il avait fallu plus d’une journée à des cantonniers équipés de pics pour casser les 10 à 20 cm de neige tassée comme de la glace qui recouvrait dangereusement la rue Georges Clemenceau en pente, de la place de la Brèche jusqu’au pont d’El Kantara.

Je me souviens encore comme d’une apparition improbable, extraordinaire, inespérée, une année de sécheresse, du premier nuage au-dessus de la ville après 9 à 10 mois de ciel bleu continu. Il me semble que nous étions en septembre. Il avait fallu attendre plus de 9 mois pour voir apparaître un nuage, malgré les processions répétées de marabouts parcourant les rues de la ville en implorant le ciel pour faire pleuvoir, et malgré les oriflammes de couleurs vives, les psalmodies et les manifestations bruyantes de tam-tam et de rhaïtas, qui accompagnaient le cortège.

Je me souviens aussi d’une invasion de sauterelles au cours de laquelle des nuées de criquets avaient survolé les toits de la ville, jusqu’à obscurcir le ciel. Je suppose que les nécessités de la guerre avaient empêché les opérations de lutte antiacridienne, et les criquets en avaient profité pour éclore en masse sous les sables et proliférer avant de s’envoler vers le nord en essaims compacts et innombrables. J’étais alité car j’avais la rougeole, et le bruit des insectes percutant les vitres, comme de la grêle, venant du sud, est resté dans ma mémoire. De jeunes algériens faisaient des moulinets avec leur bras armé d’un debbouze pour abattre ceux des insectes qui volaient au ras du sol, ou plus simplement ramassaient ceux qui avaient percuté, en plein vol, les façades des immeubles et s’amoncelaient assommés au pied des murs en une masse grouillante, avant de les faire griller sur des kanouns.

Je me souviens encore du ciel au-dessus de la ville entièrement envahi par des escadrilles de P38 Lightning ou de B17 qui se dirigeaient vers la Sicile ou vers la Tunisie en 1943, nous donnant à entendre le vrombissement énorme de centaines de moteurs au-dessus de nos têtes. Spectacle impressionnant pour un enfant de 8 ans qui se passionnait pour l’aviation de guerre et qui allait récupérer les magazines américains et britanniques au centre de documentation des Services d’Information Anglo-Américain et l’Office d’Information de Guerre des Etats-Unis, situé en ville, rue Caraman, près de la place de la Brèche. Il faut préciser que depuis le début de la guerre les illustrés destinés à la jeunesse avaient disparu des librairies de Constantine et que les récits de guerre avaient remplacé, pour nous enfants, les bandes dessinées d’avant la guerre. C’est ainsi que j’ai découvert le mode de vie américain en lisant « VOIR », « LIFE » et « USA », et que je m’informais sur les actualités de la guerre en France et en Grande Bretagne, en lisant une revue franco-britannique intitulée : « ACCORD ». Je pouvais suivre aussi, grâce aux publications diffusées par le centre de documentation les opérations alliées en Lybie, la conquête de Tarawa dans le Pacifique par les soldats américains, et autres batailles menant vers la victoire.
Les discours de Winston CHURCHILL, quant à eux avaient été réunis dans un petit livre édité sur papier Bible, à la manière du petit livre rouge de MAO ZE DONG 25 ans plus tard.

En février 1943 nous avons eu enfin une lueur d’espoir quand nous avons appris la victoire de l’armée rouge commandée par le Maréchal JOUKOV sur la 6ème armée de la Wehrmacht commandée par le Maréchal Von PAULUS à Stalingrad.
Winston CHURCHILL avec l’humour qu’on lui connait avait dit en terminant un de ses discours célèbres : « Ce n’est pas la fin. Ce n’est même pas le commencement de la fin. Mais c’est peut-être la fin du commencement »

C’est peut-être en 1943 que j’ai vu apparaître une grande affiche du Général De GAULLE à l’entrée de la Grande Poste, avec sa déclaration : « La France a perdu une bataille ! Mais la France n’a pas perdu la guerre ! »

Le 12 avril 1945, jour de la mort de Franklin D. ROOSEVELT un immense portrait du président défunt avait été suspendu avec un crêpe noir à l’entrée de la rue Caraman. Quelques semaines plus tard, le 8 mai 1945, c’était la victoire des alliés sur l’Allemagne nazie annoncée par les cloches de la ville qui sonnaient à toute volée, obligeant les corneilles affolées à tourner en rond au-dessus des toits. Journée mémorable qui reste encore gravée dans ma mémoire.

Les bandes de corneilles qui volaient au-dessus de la ville en croassant accompagnaient toutes nos journées. Elles semblaient se complaire sur les nombreux fils électriques qui reliaient les uns aux autres tous les toits de la ville à cette époque, comme on peut le voir sur des photos anciennes. C’était devenu une compagnie à laquelle on était habitués. Les cigognes quant à elles faisaient leur nid sur les toits de la vieille ville plus proches du Rhummel où elles trouvaient leur nourriture, avant l’entrée des gorges, du côté du Bardo et du pont Sidi Rached. J’ai pu constater malheureusement, en 1976, que les cigognes avaient pratiquement déserté tous les toits de la vieille ville, chassées par les antennes de télévision qui hérissaient les toits et présentaient pour elles des pièges dangereux.

Depuis notre terrasse il était possible d’apercevoir, dominant la vieille ville, deux ou trois minarets, mais il me semble qu’un seul de ces minarets, celui de la mosquée Sidi Lakhdar située près de la place des galettes, nous envoyait trois fois par jour la douce mélopée du muezzin appelant tous les musulmans à la prière. Il n’y avait pas encore de haut-parleurs sur les minarets et le muezzin lançait son appel en direction de chacun des quatre points cardinaux. L’appel que j’entendais le mieux était celui qui résonnait pendant le silence de la sieste quotidienne qui s’imposait, en été, sur « la ville blanche écrasée de soleil » comme l’a si bien évoqué Enrico MACIAS dans l’une de ses chansons.

En période de Ramadan c’était un coup de canon qui annonçait la fin du jeune quotidien après le coucher du soleil. Le coup de canon résonnait dans les gorges du Rhummel et se répandait dans toute la ville aussitôt suivi d’une clameur immense poussée par des centaines d’enfants qui se précipitaient en courant dans les rues, probablement pour rejoindre au plus vite la table familiale.

Depuis le lever du jour jusqu’à la tombée de la nuit, la ville résonnait en permanence, sauf pendant les heures chaudes d’été, de milles bruits. Depuis la terrasse je pouvais entendre à longueur de journée la musique arabo-andalouse ou la voix incomparable d’Oum KALTHOUM, diffusée par les phonographes ou les radios des cafés maures nombreux dans le quartier de la Medersa. Je me souviens encore du bruit des dominos que les joueurs mélangeaient et frappaient sur les tables, les appels des aiguiseurs de ciseaux et de couteaux, les appels des « rien à vendre », les cris des charretiers, le roulement des fardiers à chevaux qui transportaient de lourds pains de glace sur des toiles de jute, celui des calèches ainsi que le bruit des sabots des chevaux martelant la chaussée, les klaxons des voitures à moteur, les aboiements de chiens ou le chant des coqs, sans parler du bruit des pétards le jour de l’Aïd. On pouvait même entendre dans la journée des hommes qui s’interpellaient d’un bout à l’autre de la rue Clémenceau avec des voix de stentors.

Un personnage pittoresque fréquentait souvent le quartier de la Medersa. Assez âgé pour avoir passé l’âge de travailler Il se donnait des allures d’ancien combattant en couvrant sa poitrine de médailles, vraies ou fausses, je ne saurais le dire. Il arborait un cor de chasse en bandoulière.

La présence américaine en 1943.
Les troupes américaines étaient stationnées dans des camps de toiles situés à la périphérie de la ville notamment dans les bois de pins de la Légion d’Honneur, ainsi appelés car plantés sous Napoléon III il avait été décidé de leur donner la forme de cette décoration, qu’on ne pouvait d’ailleurs apprécier que vue d’avion.

Aux abords des campements, des militaires américains désœuvrés s’entrainaient en duo avec un gant et une balle de base-ball qu’ils se renvoyaient réciproquement.
Habillés d’uniformes impeccables ils nous impressionnaient par leur prestance lorsqu’ils se promenaient en ville, sans but bien défini, souvent surveillés par la « Military Police » en jeep qui s’assurait que soit bien respectée l’interdiction qui leur avait été faite de pénétrer dans les rues de la vieille ville, que l’on appelait la « ville arabe ».
A cet effet à l’entrée de chaque rue menant à la vieille ville on pouvait lire l’inscription faite au pochoir sur les murs : « OUT OF LIMITS » ou « OUT OF BONDS ». C’était le cas d’une petite rue qui débouchait sur la rue Georges Clémenceau, près de la Grande Mosquée, à l’entrée de laquelle se tenait un marchand de beignets tunisiens, de makrouts et de zlabias avec son grand chaudron d’huile fumante. Mon père ne manquait jamais de s’arrêter, devant son échoppe pour nous acheter des beignets tunisiens ou des zlabias, sur le chemin du retour vers notre appartement de la rue JB Humbert, lorsque nous revenions d’une promenade au square Valée ou au square Panis (aujourd’hui remplacé par une gare routière, située derrière le Palais de Justice).
Lors de nos promenades au square Panis, où étaient exposées de nombreuses stèles de l’époque romaine, nous pouvions aussi goûter avec gourmandise aux crêpes roulées et croquantes du marchand « d’Oublies », qui se manifestait de loin en criant : « Marchand d’oublies »

En revanche, par les chaudes soirées d’été, notre plus grand plaisir était de nous fraîchir la langue aux boules bien glacées de créponnés parfumés au zeste de citron, servis dans des cornets de biscuits gaufrés par les marchands de glaces de la place de la Brêche, à la vive lueur des flammes des lampes à acétylène. Les créponnés étaient ainsi appelés car ils étaient confectionnés en grattant un pain de glace alimentaire avec un crépon pour créer de la neige cristallisée mélangée ensuite avec un sirop de fruit.

C’est pendant la présence américaine à Constantine que les adolescents algériens bricoleurs se sont mis à construire des petites carrioles faites d’un plateau en planches de bois récupéré sur des caisses de munitions américaines et d’une barre de direction articulée à l’extrémité d’un longeron fixé au plateau, le tout équipé de 4 gros roulements à billes, récupérés aussi auprès de la logistique américaine. Le pilote de la carriole était assis sur le plateau, les pieds reposant sur la barre de direction pour l’orienter dans la direction voulue. La configuration en pente des rues de la ville facilitait l’utilisation de ces véhicules aussi bien ludique qu’utilitaire. Aux Etats-Unis, il était même organisé des compétitions de ce que les américains appelaient des «caisses à savon ».

C’est aussi pendant la présence des troupes Anglaises et Américaines que j’ai pu assister, depuis une des fenêtres situées au rez-de-chaussée de la Grande Poste, place de la Brèche, à des défilés militaires qui sont restés dans ma mémoire. Je me souviendrai toujours du défilé impressionnant des troupes écossaises, en kilt, précédées par la musique d’une cinquantaine de cornemuses, venant de la place Lamoricière et se dirigeant vers la place de la Brèche, et aussi des tirailleurs algériens précédés par le chapeau chinois et par un bélier enrubanné qui avançait sans hésiter sous les vivats des spectateurs et pas du tout impressionné de jouer son rôle de mascotte.

C’est encore un autre défilé, quelques années plus tard, qui m’avait laissé aussi une forte impression, celui de scouts algériens défilant en chantant au pas cadencé dans la rue Georges Clémenceau (j’ai appris plus tard que les scouts algériens de Constantine avaient été créés par Le Cheikh Ben BADIS).

Le trajet à pied pour rejoindre le lycée d’Aumale :
De 1943 à 1947 pendant l’année scolaire je me rendais à pied depuis la rue JB Humbert jusqu’au lycée d’Aumale. Au bout de la rue JB Humbert, au coin de la place Favre il y avait un négociant de dattes qui entassait sur le trottoir et dans son échoppe des piles impressionnantes d’outres en peau de chèvre gonflées de dattes comprimées sous forme de pâte. Je traversais la place Favre où des femmes voilées installées sur le trottoir vendaient des galettes de semoule parfumées aux graines de nigelle sur de petites tables, et j’empruntais la petite rue montante du 23ème de ligne qui me conduisait vers la rue de France.

Cette rue du 23ème de ligne était entièrement bordée d’échoppes de savetiers qui exposaient sur de petites étagères des babouches sentant la basane et richement décorées de couleurs vives. Les savetiers étaient assis en tailleur sur le sol de leur échoppe qui dominait la rue d’un demi-mètre et attendaient immobiles des clients que je n’ai jamais vu se manifester, du moins quand je passais.

En tournant à gauche depuis la place Favre je pouvais remonter la rue des bijoutiers et des négociants de tissus (rue Rouaud) dans laquelle un arracheur de dents opérait souvent en étalant sur un plateau de cuivre une montagne de dents arrachées, comme témoignage de son talent. Son patient était assis sur une simple chaise de bois, posée sur la chaussée, et le dentiste enfonçait une main dans la bouche du patient pour en extraire la dent malade et avec l’autre main manipulait sa nuque pour insensibiliser la mâchoire. D’autres attroupements se formaient autour de conteurs ou de magiciens qui se servaient de réactions chimiques pour épater la foule en montrant comment la liqueur de tournesol vire au rouge sous l’effet d’un acide.

En tournant à droite depuis la place Favre je pouvais suivre la rue des dinandiers (rue Vieux), qui longeait la façade arrière de l’ancien Lycée Laveran, rue sur laquelle s’ouvraient les fenêtres des classes enfantines dans lesquelles j’avais appris à lire, à écrire et à compter à partir de 1940. Je me souviens encore des lectures laborieuses, sur fond sonore venant de la rue des dinandiers, des pages du Roman de Renard par des élèves hésitant sur chaque mot. Depuis cette époque les aventures d’Isengrin le loup, de Tibère le chat, de Brun l’ours, et de Goupil le renard, sont à jamais associées, pour moi, au tintement des enclumes sous les coups de marteaux des dinandiers de la rue Vieux.

Outre les dinanderies on pouvait rencontrer dans cette rue, selon la saison, des vendeurs en plein air d’épis de maïs ou de brochettes rôtissant sur des kanouns, des vendeurs de pizza napolitaine qui étaient découpées en petites parts dans de grands plateaux noirs rectangulaires sortant du four, des vendeurs de jujubes ou de figues de barbarie et j’en passe.

Pour accéder aux classes du Lycée, il fallait emprunter un escalier qui menait de l’entrée située place Molière vers une cour plantée de robiniers dont les fleurs en grappes blanches répandaient, au printemps, leur odeur de miel. Pendant les années 1940 à 1942 sous l’Etat Français, c’est un portrait du Maréchal PETAIN qui accueillait les élèves dans l’escalier. Dans la cour du lycée un grand mât avait été planté avec au sommet un drapeau tricolore. Les meilleurs élèves étaient invités, comme récompense, à lever les couleurs chaque matin, pendant que toutes les classes alignées de part et d’autre du mat chantaient « Maréchal nous voilà ». J’avais cinq ou six ans à l’époque et il m’est arrivé au moins une fois de lever les couleurs en compagnie d’une « grande ». J’étais le seul garçon dans une classe de filles et je devais souvent me défendre contre les agressions sexistes de petites filles de mon âge, qui ne toléraient pas la présence d’un garçon dans une classe de filles. Cette animosité ne m’avait pas dissuadé cependant de tomber amoureux de Ginette JUGE la fille du photographe dont le studio était connu des Constantinois.

Si je m’aventurais dans la rue Combes, en tournant un peu plus loin à droite, depuis la rue du 23ème de ligne, j’abordais la rue des tripiers avec leurs têtes de moutons aux yeux globuleux alignées sur les étals et les tripes suspendues aux crochets, toute cette marchandise attirant des bataillons de mouches et dégageant une odeur désagréable.

La rue du 23ème de ligne aboutissait dans la rue de France au niveau de la Cathédrale de Constantine, ancienne mosquée transformée en église après 1837 et baptisée Notre Dame des 7 douleurs. Les autorités religieuses de l’époque avaient eu la sagesse de conserver les décorations intérieures faites essentiellement de stuc et représentant des textes calligraphiés du Coran. Tout en écoutant les évangiles déclamés en chaire par le prêtre les fidèles chrétiens pouvaient ainsi admirer des versets du Coran, sans être assez lettrés, je l’imagine, pour pouvoir les déchiffrer.

Une immense toile ornait le chœur de la cathédrale, et représentait je suppose le martyr de trois chrétiens : Jacques, Marien et Silvain, sous le règne de l’Empereur VALERIEN en 259 après JC. La scène représentait un chrétien implorant le ciel, agenouillé sur le rocher des martyrs au bord du précipice, attendant d’être décapité et précipité dans les gorges du Rhummel, au-dessus du pont du Diable. C’est ainsi qu’à Constantine il était procédé aux exécutions de chrétiens à l’époque de l’Empereur VALERIEN avant que l’Empereur CONSTANTIN ne se convertisse au christianisme 50 ans plus tard, et que vienne ensuite le tour des femmes adultères enfermées dans un sac de toile et précipitées dans les gorges du Rhummel, sous l’administration Turque des Bey de Constantine.

L’histoire de l’Algérie entre l’époque romaine et la conquête par les Français, en 1830, était totalement absente des programmes scolaires et c’est grâce à un professeur d’arabe sortant de medersa que nous avions pu connaitre en 5ème un aperçu de cette histoire au travers d’anecdotes sur la vie des populations Algériennes à l’époque des Janissaires.

C’est en l’honneur de l’Empereur Constantin que son nom fut donné à la ville qu’il avait faite reconstruire en 313, après sa destruction par l’Empereur MAXENCE.

Arrivé au bout de la rue du 23ème de ligne je tournais à droite dans la rue de France qui me menait jusqu’au lycée d’Aumale. Chemin faisant je ne manquais jamais d’observer avec curiosité des israélites en costume traditionnel aux gilets brodés d’or et d’argent, jouant au baggamon ou aux échecs, assis face à face sur des chaises posées sur le trottoir étroit de la rue de France, absorbés par leur jeu, leur regard modifié par d’épaisses lunettes de myope.
C’est dans la rue de France que l’on pouvait acheter, si l’on aimait le poisson de vase, de gros barbots péchés la veille dans le Rhummel, et posés sur une toile de jute, sur le trottoir.

J’étais encore au lycée d’Aumale l’année ou les autorités de l’époque avaient eu la malencontreuse idée de supprimer les vacances de Mardi Gras aux élèves de l’enseignement public. C’était je crois au lendemain de la guerre et cette décision avait entrainé une manifestation spontanée des élèves externes, en majorité des garçons, qui avaient envahi la rue, et qui avaient tenté de délivrer par la force leurs condisciples internes, bloqués derrières les lourdes portes en bois du Lycée d’Aumale qui donnaient sur le boulevard de Belgique le long des gorges. Nous avions aussi manifesté place Molière aux abords de l’ancien Lycée Laveran de jeunes filles. Je ne me souviens pas que les policiers nous aient dispersés.

Au Lycée d’Aumale j’avais un professeur de gymnastique dont j’ai oublié le nom et qui un jour que nous traversions le Rhummel sur le pont suspendu de Sidi M’Cid, pour aller du lycée vers l’hôpital Laveran, avait eu l’idée, probablement pour nous impressionner, de marcher en équilibre sur le garde-fou au-dessus du vide en ne s’aidant que des tirants verticaux espacés de 3 à 4 mètres pour garder l’équilibre. Pendant que nous le brocardions en criant « au fou », je ne pouvais m’empêcher de penser à la vision que mon père avait eu en voyant un jour une femme voilée se jeter dans le vide pour se suicider et qui pendant sa chute sous l’effet de son vêtement tournoyait comme un papillon avant d’aller s’écraser 175 m plus bas dans le lit du Rhummel.
Depuis mon plus jeune âge j’étais impressionné par la profondeur des gorges du Rhummel, notamment quand nous empruntions, assez souvent, avec mon père la passerelle Perrégaux pour aller faire des promenades à pieds vers le Bon Pasteur, la pépinière ou l’aqueduc romain. Il m’arrivait d’être pris de vertige et de peur à la vue de ces gorges insondables et mystérieuses, peur que je conjurais pendant mon sommeil en rêvant que je volais comme un oiseau au-dessus du vide.

Les environs de Constantine.
Le Dimanche pendant l’été ou le printemps nous allions pique-niquer à Djebel-Ouache, au bord des étangs, qui servaient de réservoirs d’eau pour alimenter la ville de Constantine. Nous nous entassions dans une vieille Renault « Celtaquatre » conduite par mon père, et lorsque nous étions à Pâques il était indispensable d’emmener la traditionnelle « Mouna » que l’on mangeait arrosée d’une bonne bouteille de Champagne. Nous nous installions sous les grands pins parasols qui nous prodiguaient des pommes de pins que nous ouvrions avec peine en les écrasant entre deux grosses pierres pour en extraire des pignons, ce qui avait pour effet d’exhaler une suave odeur de résine.
De nombreux eucalyptus fournissaient aussi des fruits dont les filles se servaient pour confectionner des colliers après les avoir coloriées.
Quelquefois il m’arrivait de pécher des ablettes dans les étangs, guidé par mon père.
Le soir nous rentrions avec regret pour retrouver la chaleur étouffante des appartements à la saison chaude.

Il était un autre lieu boisé aux environs de Constantine, le Mrij ou Méridj où nous nous rendions en promenade le dimanche, toujours avec la celtaquatre. Il n’y avait pas d’étangs mais une maison forestière. Le jour déclinant on pouvait y entendre un coucou dont le cri résonnait à travers les bois.

Je me souviens d’une récolte d’insectes que notre classe de 5ème du collège de Constantine avait faite au Méridj, un jour de semaine, sous la conduite de notre professeur de sciences naturelles, Monsieur BENZERAK. Ce devait être au printemps de 1948. J’avais trouvé des scolopendres, des boubziz et autres bestioles mais plus souvent, en soulevant de grosses pierres sous lesquelles ils se réfugiaient, une dizaine de gros scorpions marron avec des pattes et de grandes pinces jaunes. Les mamans scorpions transportaient sur leur dos toute leur progéniture, une dizaine de bébés scorpions minuscules et attendrissants comme le sont tous les bébés, dans la nature
Je ne sais si leur piqûre était dangereuse. Les plus dangereux semble-t-il étaient les petits scorpions couleur sable que l’on rencontrait surtout à Biskra.
En rentrant au collège n’ayant pas de produit pour les tuer afin de les ranger dans des boîtes de collection j’avais voulu les noyer, mais la moitié d’entre eux s’étaient échappés de la boîte de conserve dans laquelle je les transportais et ils s’étaient cachés dans des fissures de la maçonnerie des lavabos du collège. Je n’en ai soufflé mot à personne, pour ne pas effrayer mes camarades et je n’en ai plus entendu parler. Preuve qu’ils avaient trouvé un refuge à leur convenance.

Il y avait aussi les piscines de Sidi M’Cid que l’on pouvait atteindre à pied, depuis la ville, en empruntant l’ascenseur du boulevard de l’abîme. Cet ascenseur devait monter et descendre les quelque 170 m de dénivelé, qui séparaient le boulevard de l’Abîme du lit du Rhummel, en moins d’une minute, car il nous faisait subir des accélérations et des décélérations verticales qui nous remuaient les tripes.
Sortis de l’ascenseur par une galerie creusée dans la roche, nous suivions un chemin qui longeait le lit du Rhummel avec ses marmites de géants toujours emplies d’eau, même en période d’étiage, avant de traverser l’oued sur le pont des chutes. Arrivés à l’établissement de bains nous avions le choix entre la piscine olympique et deux bassins dont le plus petit était alimenté par une petite cascade d’eau chaude naturelle sous laquelle il était agréable de se laisser masser le dos. C’est dans ce bassin que j’ai appris à nager en m’agrippant aux épaules de mon père.

Le dimanche quand il faisait chaud on pouvait trouver une fraîcheur toute relative, sous les ombrages des pins parasols qui bordaient la route allant du Pont de Sidi Rached jusqu’à Sidi Mabrouk, au « Chalet des pins », non loin du couvent du Bon Pasteur, en buvant une limonade ou un « vinorange », (décoction d’écorces d’oranges dans du vin rouge, qui remplaçait les apéritifs d’avant-guerre).
Je n’ai jamais su pourquoi un panneau de bois peint indiquait : « A la charge de Reichschoffen », alors que nous appelions ce lieu le Chalet des pins.

Avec l’accent des Constantinois je prononçais « Constantchine » au lieu de Constantine. Je n’en ai pris conscience qu’après mon arrivée à Alger en 1950. Quand mes camarades me demandaient d’où je venais et que je répondais « de Constantchine », ils me reprenaient en se moquant de moi, peut-être comme le faisaient aussi, 170 ans plus tôt, les condisciples de Napoléon BONAPARTE à l’école de Brienne qui se moquaient de son accent lorsqu’il prononçait « Napoléoné ». Je ne pense pas que j’étais à cette époque sur le point de me prendre pour Napoléon, mais la similitude des situations m’était apparue évidente.

Guy BESSIERE
01/07/2015

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