21 décembre 2008

La Médina se meurt

Vue du pont de Sidi-Rached, la Médina, telle une courtisane déchue, parée de ruines qui lézardent son chapelet de maisons en surplomb de l'oued Rhumel. Combien de fois a-t-on entendu de vieux Constantinois faire ce constat: "C'est bientôt toute la ville qui s'en ira".
Après la Souika, à qui le tour ? A l'autre bout de la ville, en contrebas de Sidi-Djeliss, c'est le même spectacle de désolation. Les maisons basses aux murailles patinées de la rue des frères Arafa ont disparues du paysage, rasées avec promptitude par des édiles, plus soucieux de créer un parking qui fait vivre aujourd'hui six chômeurs. Suprême dévotion à l'automobile qui, jadis, n'accédait pas en ces lieux!
Les Constantinois assistent avec une indifférence manifeste à la ruine de pans entiers de la Médina. A ce jour, malgré de nombreuses études engagées par les responsables de l'urbanisme, il n'y a pas de programme de reconstruction, de réhabilitation ou de rénovation du vieux bâti. Dans les faits, l'avenir de la Médina ne relève pas de la seule appréciation d'autorités administratives et politiques, toujours désignés comme responsables de l'incurie. La complexité du foncier sur le Rocher n'est pas faite pour faciliter une gestion optimale de la dégradation de quartiers plusieurs fois centenaires. La majorité de la surface habitable du Rocher appartient aux vieilles familles constantinoises : les maisons édifiées, il y a plus de cinq siècles à la Souika, posent le délicat problème juridique de la transmission et du partage de l'héritage entre de nombreux descendants.
Et ces descendants qui exhibent des frédhas, actes notariés datant parfois de six siècles, n'habitent plus la Médina. Voilà un aspect du problème : si elle n'est pas occupée par de nouveaux locataires en transit, une maison de la Zellayqa est vouée à la mort lente. Car, toutes les ressources pour maintenir en l'état le vieux bâti sont aujourd'hui épuisées.(1). Derrière de sombres drames familiaux où s'affrontent héritiers et prétendants présomptueux, les murs de la Médina tombent.
En 1991, l'écrivain Jamel-Ali Khodja, lui-même héritier d'une vielle maison de la Souika, témoignait dans une contribution au journal local le Temps de son angoisse devant une ville qui s'étiolait déjà: "J'ai peur de souiller mes souvenirs, de redécouvrir une autre ville. Constantine la garce, la perverse, la respectueuse, l'agonisante". Devant la désastreuse avancée des ruines, c'est bien Constantine "l'agonisante" qui n'en finit pas de trépasser dans chaque mur qui s'écroule dans la froideur d'aubes solitaires.
Face à l'usure des ans, les pierres de la vieille ville, mille fois rapiécées par d'habiles maçons, ne montrent plus que leurs cicatrices de mortier, étrange chirurgie qui parlent de la souffrance du corps noirci, informe et impotent. L'intégration urbaines de nouvelles populations ne s'est pas réalisée sur le registre de l'assimilation aux codes de la citadinité. Pour les néoconstantinois, la mémoire des lieux, autrefois emblématiques, s'estompe peu à peu, puis disparaît sous les ruines amoncelées. Pour eux, pas plus que les gourbis aux portes de la cité, les maisons, venelles, ruelles, passages, impasses et places de la Médina n'ont pas d'âme.
Qui se souvient des lueurs mauves qui tombaient sur la nuit à Sidi-Bouanaba et à El Merma? Et Bir Menahel n'évoque plus qu'un rucher suspendu de guingois au-dessus de la "rivière au défilé obscur". Qui se remémore ces voies tortueuses et ,nocturnes qui, du haut de la falaise, regardaient les premiers vols printaniers des choucas? Rab'ine Chérif n'offre plus que la face grêlée de ses maisons ravagées au passager imprudent qui s'y aventure.
Sur une vieille carte de la Médina dressée, en 1845, par la "commission scientifique d'exploration", on relève les dénominations des zenkat et derbs de la Médina. Les grandes familles citadines y avaient leur apanage attribué par le prince : souvent de minuscules réduits (qui tenaient lieu de regroupement de fortune); ces logis sur voie, étroits et toujours guettés par les ténèbres , montraient parcimonieusement à la belle saison, perçant sous les voûtes de leurs toits à colombage, un carré de ciel pur, immensément bleu.
Pourquoi faire un mauvais procès à leurs occupants actuels, ces néocitadins qui ont gardé farouchement leurs langages et leurs façons rugueuses de ruraux et de bédouins qui paient leur tribut à une cité vétilleuse qui les accable de tous ses maux ? Leur reprocherait-on d'avoir prestement occupé les maisons des familles citadines qui s'en sont allées à l'indépendance rechercher dans les appartements et dans les résidences cossues de la haute ville, abandonnés par les Français, des adresses qui cadraient mieux avec de nouvelles légitimités, celles du savoir, de la fonction administrative et du grand négoce, crânement revendiquées.
Peut-on longtemps, encore et encore, prolonger à l'envi de brûlantes nostalgies de pierres perdues et de murailles que l'on abat , chaque jour un peu plus, dans les entrailles de la Médina qui prend l'apparence d'une fantômatique nécropole. Il est désormais assuré que l'on ne retrouvera plus sous nos pas cette poésie suave de la vieille ville et que l'insolence de ses maisonnettes courbées sur les gorges du Rhumel ne sera rappelée que par d'inconsolables citadins à la crinière blanche et qui soldent, là dans cette souvenance humide, les noces décaties de l'oued et du rocher.
Le pari de l'avenir pour les autorités de la ville est de soulager le Rocher afin de mieux repenser ses plaies purulentes, de la Souika à Sidi-Djelis, de Souk El Asser à la Casbah. Et aussi d'autres quartiers et non des moindres, du Constantine moderne qui sont désormais menacés par les glissements de terrains, calamité naturelle aux effets jamais parfaitement mesurés par les Constantinois. Le glissement de terrain fait désormais partie de leur langage, et sa ligne de démarcation va de Saint-Jean au Bardo, en supposant qu'il soit miraculeusement contenu. Et les pronostics des experts affichent un pessimisme de rigueur pour ne pas pousser aux plus graves inquiétudes. Les blessures, si profondes de la cité, à en devenir au détour de certains de ses espaces, autrefois protégés, si indécentes, appellent certainement de lourdes médications.
Pourtant, Constantine vit de son tumulte quotidien, de cet incessant bruissement de ses artères sinueuses et engluéees, au petit jour, de ses grandes avenues, auréolées de nuages de fumée et peuplées de cris rageurs au midi, de son rocailleux halètement du soir, peint aux rayons plombés du Chettaba. En voici, parmi tant d'autres une image d'aujourd'hui qui résonne dans sa saisissante brièveté comme un sévère diagnostic: "Cité à la topographie cauchemardesque, pliée aux humeurs du rocher, aux multiples traquenards du gouffre à l'affût de ses rues et de ses habitants.
Cette ville, prête à se jeter dans les airs qui lui sont de redoutables compagnons, Kateb le notait dans Nedjma est "toujours tentée par la décadence". Cette ville continuera-t-elle avec la semblable ferveur, malgré ses plaies ouvertes, à nourrir les rêves de ses habitants et aussi de quelques passagers suffisamment enhardis pour en demander l'hospitalité?
1962-2002 : quatre décennies déjà et la ville surpeuplée a changé, jusque dans ses soubassements, contrairement à ce qui était alors la règle au temps du beylick, qui n'hésitait pas à raser toute habitation hors des enceintes de la cité. Constantine a reculé depuis la colonisation française ses frontières et conquis de nouvelles terres aux quatre coins cardinaux. Et plus encore depuis la guerre de libération. Le résultat ? Une débauche de béton pour contenir des dizaines de milliers de nouveaux habitants. Pour donner raison à sa périphérie aux incomparables ressources pour s'inventer au cour même de la cité d'ingénieux bivouacs. Constantine est donc sortie des limites naturelles de son rocher.
De nouvelles cités sont désormais accolées à ses flancs. Cités de fortune érigées dans l'urgence au gré de successifs "plans économiques de relance"  qui étaient alors le miel de l'option socialiste de jadis. Construites dans les années 1960-1970 pour une durée de vie aléatoire, selon les procédés industriels utilisés, ces cités anonymes, dépourvues de tous les équipements qui qualifient la ville, accueillent aujourd'hui le gros de la population. Certes, quelques prévoyantes assemblées communales ont planté, çà et là, une école, un dispensaire, une mosquée et ce qui était encore une fois la marque de l'époque, un souk El-fellah, plus proche dans sa conception des magasins d'approvisionnement soviétiques que des grandes surfaces des pays libéraux. Et le compte n'y était pas.
Les Constantinois des cités ressentaient toujours plus fortement le désir de retourner sur le Rocher pour l'un de ses menus services, pour un achat ou simplement pour vérifier comme le dit le poète que dans cette cité "le matin se réchauffe encore aux rêves de la nuit" (Malek Haddad, Une clé pour Cirta). Ce qui leur manque toujours dans le terrible enfermement de leurs cubes de béton, c'est un imaginaire de la ville que seul le Rocher sait leur prodiguer.
Nos édiles d'aujourd'hui feront-ils l'économie des expériences malheureuses du passé ? Loin du Rocher, une nouvelle ville s'édifie sur le plateau d'Aïn El Bey à une allure jamais encore observée en la matière. Ne disait-on pas, avant, combien de généraux belliqueux et diablement hargneux, venus d'au- delà des mers, elle a mis au pas ; que Rome et Carthage , elle a défiés, que les voix de Jugurtha et de Massinissa elle a entendus dans des rêves insensés, que le soupir de Sophonisbe, elle a béni, que Salah Bey, elle pleuré et porté le deuil jusque dans le noir de ses m'laya et qu'Ahmed le Colougli, elle a langui, amante délaissée et incomprise.
La Médina meurt dans l'étrange musique de ses maisons clochardisées qui n'en finissent pas de s'affaisser dans le silence. Demain, il naîtra une autre ville sur les ruines d'une cité nocturne.
In Constantine Itinéraires
Édition Simoun

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