Avant de donner le récit des deux sièges de Constantine, par l'armée française, il est indispensable de jeter un rapide coup d'œil sur la situation du pays en 1836, et de fournir quelques détails sur les principaux acteurs dont les noms reviendront souvent sous notre plume (1).
 

I

SITUATION DE CONSTANTINE EN 1836. EL HADJ AHMED ET SON PERSONNEL

El Hadj Ahmed, . fils de l'ancien Khalifa Mohammed, et petit-fils d'Ahmed bey El Kolli ; avait été nommé par le dey d'Alger Hosseïn, bey de Constantine, en août 1826. C'était un homme énergique, né dans cette ville, Koulour'li d'origine, et âgé alors d'une trentaine d'années. Il y avait rempli, sous de précédents beys, les fonctions importantes de Khalifa, sorte de premier ministre, et s'était créé d'implacables inimitiés; cela, joint à quelques actes véritablement irréfléchis, avait motivé son internement à Blida, d'où le dey venait de le tirer.
La rupture d'Alger avec la France, en 1827, et les difficultés auxquelles Hosseïn eut dès lors à faire face, laissèrent le champ libre au nouveau bey de Constantine et il en profita largement, en ayant soin d'assurer le service des redevances au suzerain et de se montrer, en toute occasion, un vassal fidèle et dévoué. Il sévit surtout contre deux puissances le parti turc et la caste des marabouts trop indépendants. En 1830, il conduisit une véritable armée à Alger, et prit une part glorieuse au combat de Staouéli ; mais, lorsqu'il jugea la partie perdue, il s'empressa de regagner Constantine.
A son arrivée, il trouva les portes de sa bonne ville fermées, et, pour recouvrer le pouvoir, se vit forcé d'organiser des contingents kabiles, au moyen desquels il triompha assez facilement de compétiteurs, en réalité sans mérite et indignes de lui. Maître de Constantine et de sa vaste province, il prit le titre de pacha, arraché à Hosseïn par la capitulation d'Alger et obtint du sultan la confirmation platonique de son investiture. Dès lors, El Hadj Ahmed régna à Constantine en véritable tyran, et l'on put croire, à distance, qu'il disposait d'une puissance plus grande qu'elle ne l'était en réalité.
Au commencement de 1836, la population, courbée sous sa violence, venait, pour comble de malheur, de traverser une horrible épidémie, peste ou choléra, qui l'avait décimée. Les vieilles familles du pays et surtout les anciens fonctionnaires turcs, les janissaires, autrefois maîtres incontestés, maintenant objets de l'aversion du pacha, avaient été abaissés, dispersés, et leurs partisans, bien que nombreux, réunis dans la haine commune du despote, n'osaient rien dire et se tenaient à l'écart.
El Hadj Ahmed ne se faisait pas d'illusion sur les sentiments réels de la population à son égard; mais il tenait ses adversaires écrasés sous la terreur et avait, comme tout tyran, ses partisans. Les kabiles constituaient sa principale force ; il les avait appelés en grand nombre et ils remplissaient la ville d'artisans, et de soldats, s'attribuant une foule de privilèges.
Voici, maintenant, ses principaux fonctionnaires :
Ali ben Aïssa était son bras-droit, son alterego. Kabile, originaire des Beni-Fergane, Ben Aïssa, chef de la corporation des forgerons, avait, en 1830, contribué pour une large part à la reprise de Constantine par le bey ; comme récompense, celui-ci le nomma bach-hanba (général) et l'employa, en cette qualité, à combattre et à réduire ses adversaires. Par son énergie et son goût de la guerre, Ben Aïssa justifia cette élévation et vit successivement les plus hautes fonctions lui être décernées. En 1836, il avait le titre de Khalifa et disposait d'une autorité sans bornes ; on dit même qu'il avait été élevé au rang de bey, puisque son maître s'était érigé pacha.
Ahmed ben El Hamlaoui, d'une famille indigène de l'intérieur, secondait Ben Aïssa dans le commandement des troupes.
El Hadj Mohammed ben El Bedjaoui, Koulour'li d'origine, remplissait l'importante fonction de Caïd Ed Dar, sorte de maire de la ville, mais avec des pouvoirs plus étendus que ceux que nous attribuons à cette fonction.
Tels étaient les principaux chefs, disposant de l'autorité publique. A côté d'eux, la puissance religieuse se trouvait entre les mains de la, famille Ben El Feggoun, dont l'élévation remontait à l'époque de l'établissement de la domination turque au XVIe siècle). Son chef avait le titre de Cheïkh El Islam; c'était alors un vieillard, Sid M'hammed, homme prudent, que son caractère religieux et son grand âge avaient porté à se tenir à l'écart des passions politiques ; il avait de nombreux fils, dont un, Hammouda, bien que précédé par plusieurs frères aînés, était appelé à jouer un certain rôle à Constantine, sous notre domination.
Quant aux anciennes familles du pays les Ben Zekri, Ben Namoun, Ben Labiod, Ben Zagouta et autres, et celles des anciens beys, elles avaient été décimées et réduites à l'impuissance.
Mais les beys de cette province s'étaient toujours appuyés sur de grands feudataires indigènes, sans lesquels ils n'auraient pu exercer aucune action dans l'intérieur et nous devons aussi les mentionner, en raison du rôle qu'ils sont appelés à jouer.
Un des principaux était le Cheïkh El Arab, grand chef des tribus du Sud et des Hauts-plateaux. Cette importante fonction était restée, durant des siècles, dans la famille Bou Aokkaz, le dit Ben Sakheri, chef traditionnel des arabes Daouaïda du Zab. Mais, à la suite des révoltes sans cesse réitérées de ces chefs, Ahmed et Kolli, aïeul d'El Hadj Ahmed, leur avait suscité des rivaux, les Ben Gana, (vers 1771), et, depuis lors, cette fonction avait été dévolue, soit aux uns, soit aux autres. L'élévation de notre pacha, allié à la famille Ben Gana, lui avait rendu son autorité, et son chef, Bou Aziz ben Gana, était alors cheïkh El Arab.
Les Ben Sakheri avaient à leur tête Farhate ben Saïd, homme sans consistance et dont la vie n'avait été qu'une longue suite d'inconséquences. Il était devenu nécessairement l'ennemi acharné d'El Hadj Ahmed et avait soutenu contre lui des guerres qui s'étaient terminées par des échecs définitifs. Farhate, entré en relation avec les gouverneurs français d'Alger, ne cessait de les pousser à attaquer Constantine, leur promettant le concours de nombreux cavaliers du Sud.
Un autre ami dévoué du pacha était Ahmed bou Aokkaz ben Achour, cheïkh du Ferdjioua, vrai type de baron. du Moyen-âge, arrivé au pouvoir par le meurtre et l'usurpation. Il était puissamment soutenu par ses parents, les Ben Azz ed Dine, du Zouar'a.
Enfin, El Hadj Ahmed était allié à certaines branches des Mokrani de la Medjana et, par conséquent, avait comme adversaires les branches rivales de cette famille, si profondément divisée.
Les tribus de l'Est et du Sud-Est de la province, c'est à dire les groupés désignés sous les noms génériques de Henanecha et Harakta étaient eu révolte ouverte contre le pacha. qui n'avait cessé de les opprimer, en les soumettant au régime de la razzia.
Telle était la situation du pays en 1836.

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1. Les matériaux de cette partie de notre travail d'ensemble, ont été pris dans les ouvrages suivants, que nous nous dispenserons, en général, de citer :
Histoire de Constantine sous les beys, par M. Vayssettes. — Histoire d'Alger, par de Grammont. — Annales Algériennes, par Pellissier de Reynaud. — Collection de la Revue Africaine et de la Société Archéologique de Constantine, contenant de nombreux travaux détachés de Féraud et autres auteurs. — Récits et Lettres du duc d'Orléans. — Cirta-Constantine, par Watbled (sur les notes de Berbrugger). — Histoire d'une Conquête, par C. Rousset. — Journaux de l'époque et Rapports officiels. — Récit du Capitaine de la Tour du Pin, (Revue des Deux-Mondes). — Algérie, par Carette (dans l'Univers pittoresque). — Souvenirs de l'abbé Suchet. — Correspondance de Saint- Arnaud. — Récit du caporal Tarissan, etc.
Nous avons utilisé, en outre, un grand nombre de renseignements recueillis sur place, depuis 24 ans, chez les indigènes, ou trouvés dans des pièces passées entre nos mains. (retour)

 

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